Le culturalisme est un courant de pensée majeur en anthropologie qui a profondément marqué les sciences sociales américaines au XXe siècle. Né dans les années 1920 aux États-Unis, ce mouvement intellectuel a révolutionné notre compréhension de la diversité culturelle humaine. En rejetant les explications biologiques ou raciales des différences entre sociétés, les anthropologues culturalistes ont mis en lumière le rôle fondamental de l’apprentissage et de la transmission culturelle dans la formation des comportements humains. Cette approche novatrice a ouvert la voie à une vision plus nuancée et respectueuse de la pluralité des cultures à travers le monde.

Origines du culturalisme dans l’anthropologie américaine

Le culturalisme trouve ses racines dans le contexte intellectuel américain du début du XXe siècle. À cette époque, l’anthropologie était encore largement dominée par des théories évolutionnistes et racialistes héritées du XIXe siècle. Ces approches tendaient à hiérarchiser les cultures selon des critères ethnocentriques, plaçant la civilisation occidentale au sommet d’une échelle de développement supposément universelle.

C’est dans ce contexte que Franz Boas, un anthropologue d’origine allemande émigré aux États-Unis, va poser les bases d’une nouvelle approche. Formé à la tradition anthropologique allemande plus sensible à la diversité culturelle, Boas va introduire une perspective radicalement différente dans l’anthropologie américaine. Il rejette fermement les théories évolutionnistes et raciales, pour mettre l’accent sur l’étude empirique des cultures dans leur singularité historique.

Cette nouvelle orientation va donner naissance au courant culturaliste, qui va se développer principalement à l’Université Columbia où Boas enseigne. Ses étudiants et disciples, comme Ruth Benedict, Margaret Mead ou Alfred Kroeber, vont approfondir et diffuser cette approche novatrice qui transformera en profondeur l’anthropologie américaine.

Franz boas et l’école culturaliste de columbia

Théorie du particularisme historique de boas

Franz Boas est considéré comme le père fondateur de l’anthropologie culturelle américaine. Sa théorie du particularisme historique, développée au début du XXe siècle, pose les bases conceptuelles du culturalisme. Contrairement aux approches évolutionnistes dominantes à l’époque, Boas insiste sur la nécessité d’étudier chaque culture comme un tout unique, produit d’une histoire particulière.

Pour Boas, il n’existe pas de lois universelles du développement culturel. Chaque société doit être comprise dans son contexte spécifique, en tenant compte de son environnement, de son histoire et de ses interactions avec d’autres cultures. Cette approche relativiste rejette toute hiérarchisation des cultures et met l’accent sur la diversité des trajectoires historiques.

Le particularisme historique de Boas a eu un impact considérable sur l’anthropologie américaine. Il a ouvert la voie à des études ethnographiques minutieuses, cherchant à saisir la cohérence interne de chaque culture plutôt que de les classer selon des critères extérieurs. Cette approche a profondément influencé les travaux des anthropologues culturalistes qui lui ont succédé.

Influence de ruth benedict sur le concept de patterns culturels

Ruth Benedict, élève de Franz Boas, a joué un rôle crucial dans le développement du culturalisme. Son ouvrage Patterns of Culture , publié en 1934, a popularisé le concept de « configuration culturelle » ou « pattern culturel ». Selon Benedict, chaque culture possède une configuration unique, un ensemble cohérent de traits qui lui donne son caractère distinctif.

Pour illustrer sa théorie, Benedict compare différentes cultures amérindiennes, montrant comment chacune privilégie certains traits de personnalité et comportements. Par exemple, elle oppose la culture « apollinienne » des Pueblos, valorisant la modération et l’harmonie, à la culture « dionysiaque » des Kwakiutl, plus exubérante et compétitive.

Cette approche a eu un impact considérable sur l’anthropologie culturelle. Elle a permis de mettre en lumière la cohérence interne des cultures et leur influence sur la formation de la personnalité des individus. Le concept de pattern culturel est devenu un outil analytique important pour comprendre la diversité des sociétés humaines.

Apports de margaret mead à l’étude des mœurs et coutumes

Margaret Mead, autre figure emblématique du culturalisme, a apporté une contribution majeure à l’étude des mœurs et coutumes. Ses travaux de terrain en Océanie, notamment à Samoa et en Nouvelle-Guinée, ont révolutionné notre compréhension de la diversité des pratiques culturelles, en particulier concernant l’adolescence, la sexualité et les rôles de genre.

Dans son ouvrage Coming of Age in Samoa (1928), Mead décrit une société où l’adolescence n’est pas vécue comme une période de crise, contrairement à ce qui était considéré comme universel en Occident. Elle montre comment les normes culturelles influencent profondément l’expérience de la puberté et de la sexualité.

Les travaux de Mead ont eu un impact considérable, dépassant largement le cadre de l’anthropologie. En montrant la variabilité culturelle des comportements sexuels et des rôles de genre, elle a contribué à remettre en question les conceptions essentialistes de la nature humaine. Son approche a ouvert la voie à une compréhension plus nuancée de l’influence de la culture sur le développement individuel.

Critiques d’alfred kroeber sur le déterminisme biologique

Alfred Kroeber, autre élève influent de Boas, a apporté une contribution importante au culturalisme en développant une critique approfondie du déterminisme biologique. Dans ses travaux, Kroeber insiste sur l’autonomie de la culture par rapport aux facteurs biologiques et environnementaux.

Kroeber introduit le concept de « superorganique » pour désigner le domaine de la culture, qu’il considère comme un niveau de réalité distinct du biologique et du psychologique. Selon lui, les phénomènes culturels ne peuvent être expliqués par la simple somme des comportements individuels ou par des facteurs biologiques. La culture constitue un système autonome qui se transmet et évolue selon ses propres lois.

Cette perspective a renforcé l’orientation anti-déterministe du culturalisme. En insistant sur l’autonomie de la culture, Kroeber a contribué à légitimer l’étude des phénomènes culturels en tant que tels, sans les réduire à des explications biologiques ou psychologiques. Son approche a eu une influence durable sur l’anthropologie culturelle américaine.

Principes fondamentaux du culturalisme

Relativisme culturel et rejet de l’ethnocentrisme

Le relativisme culturel est un principe fondamental du culturalisme. Cette approche postule que chaque culture doit être comprise et évaluée selon ses propres termes, sans jugement de valeur basé sur des critères extérieurs. Les anthropologues culturalistes rejettent ainsi toute hiérarchisation des cultures et s’opposent à l’ethnocentrisme qui consiste à juger les autres cultures à l’aune de la sienne.

Ce principe a des implications méthodologiques importantes. Il implique une approche empathique dans l’étude des cultures, cherchant à comprendre les pratiques et croyances dans leur contexte plutôt que de les juger selon des normes occidentales. Le relativisme culturel encourage ainsi une ouverture d’esprit et une sensibilité à la diversité des expériences humaines.

Cependant, le relativisme culturel a aussi suscité des débats. Certains critiques y voient un risque de relativisme moral, qui empêcherait toute évaluation éthique des pratiques culturelles. Les anthropologues culturalistes ont dû naviguer entre le respect de la diversité culturelle et la nécessité de maintenir certains principes éthiques universels.

Concept de diffusion culturelle et d’acculturation

Le culturalisme accorde une grande importance aux phénomènes de diffusion culturelle et d’acculturation. La diffusion culturelle désigne le processus par lequel des éléments culturels (idées, technologies, pratiques) se propagent d’une société à une autre. L’acculturation, quant à elle, fait référence aux changements culturels qui résultent du contact prolongé entre des groupes de cultures différentes.

Ces concepts permettent de comprendre la dynamique des cultures, qui ne sont pas des entités figées mais en constante évolution. Les anthropologues culturalistes ont étudié comment les sociétés empruntent et adaptent des éléments culturels extérieurs, les intégrant à leur propre système de valeurs et de pratiques.

L’étude de ces processus a permis de nuancer l’idée de cultures comme des entités homogènes et isolées. Elle a mis en lumière l’importance des échanges et des influences mutuelles dans l’évolution culturelle, ouvrant la voie à une compréhension plus dynamique et interactive de la diversité culturelle.

Rôle de l’apprentissage dans la transmission culturelle

Le culturalisme met l’accent sur le rôle crucial de l’apprentissage dans la transmission culturelle. Contrairement aux approches qui insistent sur l’hérédité biologique, les anthropologues culturalistes soulignent que la plupart des comportements humains sont acquis par l’éducation et la socialisation.

Cette perspective a conduit à des études approfondies sur les processus de socialisation dans différentes cultures. Les travaux de Margaret Mead, par exemple, ont montré comment les pratiques éducatives façonnent la personnalité et les comportements des individus dès leur plus jeune âge.

L’importance accordée à l’apprentissage a des implications importantes. Elle suggère que les différences culturelles ne sont pas innées mais acquises, et donc potentiellement modifiables. Cette vision a ouvert la voie à des approches plus optimistes du changement social et culturel, tout en soulignant la responsabilité des sociétés dans la transmission de leurs valeurs et pratiques.

Impact du culturalisme sur les sciences sociales américaines

Influence sur l’anthropologie culturelle de clifford geertz

L’influence du culturalisme s’est fait sentir bien au-delà de ses fondateurs, marquant durablement l’anthropologie américaine. Clifford Geertz, figure majeure de l’anthropologie dans la seconde moitié du XXe siècle, a développé une approche interprétative de la culture fortement influencée par l’héritage culturaliste.

Geertz définit la culture comme un système de significations incarnées dans des symboles. Pour lui, le travail de l’anthropologue consiste à interpréter ces systèmes symboliques, à la manière d’un texte. Cette approche, qu’il qualifie de « description dense », vise à saisir la richesse et la complexité des significations culturelles.

Bien que Geertz se démarque du culturalisme classique sur certains points, son insistance sur l’importance des systèmes symboliques et sur la nécessité d’une approche interprétative s’inscrit dans la continuité de l’héritage boasien. Son influence a contribué à maintenir l’importance de l’étude de la culture dans l’anthropologie contemporaine.

Apports à la psychologie interculturelle d’edward T. hall

Le culturalisme a également eu un impact significatif sur le développement de la psychologie interculturelle, notamment à travers les travaux d’Edward T. Hall. Anthropologue de formation, Hall a développé une approche originale de l’étude des différences culturelles, mettant l’accent sur les aspects non verbaux et implicites de la communication.

Dans ses ouvrages comme The Silent Language (1959) et The Hidden Dimension (1966), Hall explore comment les cultures diffèrent dans leur perception et leur utilisation de l’espace ( proxémique ) et du temps ( chronémique ). Il montre comment ces différences peuvent conduire à des malentendus dans les interactions interculturelles.

L’approche de Hall, fortement influencée par le culturalisme, a eu un impact considérable sur les études interculturelles et la formation à la communication interculturelle. Elle a contribué à sensibiliser un large public aux subtilités des différences culturelles, au-delà des aspects les plus évidents comme la langue ou les coutumes.

Contributions à la sociologie de la culture de howard S. becker

L’influence du culturalisme s’est également fait sentir en sociologie, notamment dans les travaux de Howard S. Becker sur la sociologie de l’art et de la culture. Bien que Becker ne se réclame pas directement du culturalisme, son approche des « mondes de l’art » présente des affinités avec la perspective culturaliste.

Becker met l’accent sur la dimension collective et conventionnelle de la production artistique. Pour lui, l’art est le résultat d’une activité collective impliquant de nombreux acteurs et reposant sur des conventions partagées. Cette approche fait écho à l’insistance culturaliste sur l’importance des systèmes de significations partagés.

Les travaux de Becker ont contribué à développer une approche sociologique de la culture qui, tout en se distinguant de l’anthropologie culturelle, partage avec elle une attention aux systèmes de significations et aux pratiques collectives. Cette influence a permis d’enrichir la compréhension sociologique des phénomènes culturels.

Critiques et limites du culturalisme

Débat nature-culture et controverses sur le déterminisme culturel

Le culturalisme a suscité d’importants débats, notamment autour de la question du déterminisme culturel. En insistant sur l’importance de la culture dans la formation des comportements humains, certains anthropologues culturalistes ont été accusés de négliger l’influence des facteurs biologiques et environnementaux.

Cette controverse s’inscrit dans le débat plus large entre nature et culture. Les critiques du culturalisme arguent qu’il tend à surestimer la plasticité humaine et à négliger les contraintes biologiques. Ils pointent également le risque d’une vision trop statique de la culture, qui ne rendrait pas compte de sa dynamique et de sa diversité interne.

Ces débats ont conduit à des approches plus nuancées, cherchant à articuler les influences culturelles et biologiques plutôt que de les opposer. Des domaines comme la psychologie évolutionniste ou l’anthropologie cognitive tentent aujourd’hui de dépasser cette dichotomie en explorant les interactions complexes entre biologie et culture.

Remise en question par le structuralisme de claude Lévi-Strauss

Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss a apporté une critique importante du culturalisme. Lévi-Strauss, tout en reconnaissant l’apport du culturalisme dans la lutte contre le racisme et l’ethnocentrisme, a remis en question certains de ses postulats fondamentaux.

Pour Lévi-Strauss, l’approche culturaliste tendait à considérer chaque culture comme une totalité unique et cohérente. Il propose au contraire de rechercher des structures universelles sous-jacentes à la diversité culturelle. Son approche vise à identifier des principes d’organisation communs à toutes les cultures, notamment dans les systèmes de parenté ou les mythes.

Cette perspective structuraliste a eu un impact considérable sur l’anthropologie, remettant en question l’idée de cultures comme des entités discrètes et autonomes. Elle a ouvert la voie à des approches plus comparatives et systématiques, cherchant à dégager des invariants au-delà de la diversité apparente des cultures.

Critiques postcoloniales et décoloniales du concept de culture

Les approches postcoloniales et décoloniales ont apporté une critique radicale du concept de culture tel qu’il a été développé par le culturalisme. Ces perspectives remettent en question l’idée même de cultures comme des entités distinctes et homogènes, y voyant une construction occidentale liée à l’histoire coloniale.

Les critiques postcoloniales soulignent comment le concept de culture a souvent servi à essentialiser et à exotiser les sociétés non occidentales. Elles mettent en lumière les relations de pouvoir impliquées dans la définition et l’étude des cultures, appelant à une décolonisation du savoir anthropologique.

Ces approches invitent à repenser la culture non comme une entité fixe, mais comme un processus dynamique impliqué dans des relations de pouvoir. Elles encouragent une attention accrue aux voix et perspectives des populations étudiées, remettant en question la position d’autorité de l’anthropologue occidental.

En fin de compte, ces critiques ont conduit à une réflexion approfondie sur les concepts fondamentaux de l’anthropologie et à une plus grande réflexivité dans la pratique ethnographique. Elles ont contribué à un renouvellement des approches de la diversité culturelle, plus attentives aux questions de pouvoir, d’inégalité et d’hybridité culturelle.